CHAPITRE PREMIER
Le blocus organisé par les lamas tibétains commençait d’avoir de graves conséquences sur le mode de vie de la colonie des Rénovateurs du Soleil. Ceux-ci, installés depuis des années sur les Échafaudages d'Épouvante, devaient vivre en autarcie. Le seul moyen de communication avec l’extérieur, le dirigeable Ma Ker, avait quitté le haut de la falaise depuis plusieurs semaines et Liensun ne paraissait pas disposé à revenir avec son équipage de jeunes gens.
Ann Suba, responsable du collectif d’administration de la colonie, attendait jour et nuit un signe, un message radio qui ne venait pas. Les rumeurs les plus excentriques circulaient dans les galeries et les puits creusés dans la roche de la falaise. Depuis longtemps les échafaudages abandonnés ne servaient que de leurre pour les Tibétains. Toute l’activité était désormais concentrée dans ces nouvelles installations, ces salles confortables, ces étages réservés à l’élevage, à la culture hors sol. La lumière et la chaleur fournies par un réacteur nucléaire étaient abondantes et la colonie pouvait se passer du charbon venant des mines tibétaines.
La jeune femme regrettait le départ de Liensun, se rongeait de jalousie à la pensée que cette jolie fille, Zabel, partageait désormais la vie du garçon, là-bas sur la banquise du Pacifique, à des milliers de kilomètres. Liensun avait été son amant, plus que cela même, sa proie, son fils, son ennemi quand il s’opposait à ses décisions. Ils s’affrontaient avec la même violence sur de grandes idées que dans un lit.
Ce jour-là elle était assise devant son bureau, essayant d’oublier Liensun pour réfléchir à la situation, mais l’image du garçon l’obsédait jour et nuit. Un soir elle avait littéralement violé un garçon vacher qui s’occupait des femelles yaks dans un étage inférieur. Parce qu’il ressemblait vaguement à Liensun. Elle n’en avait retiré aucun plaisir, plutôt de l’embarras.
La veille, une réunion du collectif l’avait plongée dans la stupeur et l’inquiétude. Une majorité se dessinait pour donner à Charlster les moyens de mener à bien ses recherches sur son fameux nœud spatial. L’astrophysicien, que Liensun avait sorti de son train-bagne où il purgeait une longue peine pour ses théories, affirmait qu’une masse de poussières lunaires, le nœud spatial, servait de réserves en cas de déchirure dans le linceul qui entourait la Terre, empêchant les rayons du Soleil de réchauffer celle-ci. « Ce nœud spatial, contrairement à toutes les théories connues, n’obéit à aucune mécanique céleste, défie le bon sens. Donc il dépend d’une volonté intelligente qui refuse que le Soleil nous soit redonné. Donnez-moi de l’énergie et quelques appareils et je découvrirai comment lutter contre cet ennemi caché. »
Les Rénovateurs, après des années de renoncement à leur idéologie, retrouvaient avec ce vieux fou un enthousiasme exagéré, un fanatisme déplaisant. Ann Suba s’était violemment opposée à Liensun, qui avait fini par traiter le savant de charlatan. Pourtant il était allé le délivrer de son train-bagne, avait pris des risques énormes avec le dirigeable, mais très vite s’était méfié de Charlster. Ann Suba ne l’avait pas suivi dans cette nouvelle attitude et le regrettait.
Les Rénovateurs exigeaient désormais que les deux tiers de l’énergie du réacteur soient réservés aux travaux de l’astrophysicien.
« — Mais c’est absurde, avait-elle protesté. Si nous agissions ainsi, il faudrait supprimer la moitié des cultures hors sol, la moitié des étables. Nous devrions décider des mesures strictes pour limiter à mille calories par personne la nourriture et accepter que le chauffage et la lumière soient fortement diminués. Tout cela pour des recherches problématiques. »
Dans son coin, Charlster adoptait une attitude d’amusement protecteur, la regardait comme si elle n’était qu’une enfant capricieuse qui essaye de convaincre les adultes de sa bonne foi. Il n’intervint pas une seule fois dans le débat, laissant les plus acharnés, les plus hargneux le faire à sa place.
« — Ann Suba, tu n’as plus la foi de notre doctrine. Depuis des siècles nous luttons pour que le Soleil revienne. Nous subissons le martyre, les persécutions, sans jamais faiblir. Nos victimes se comptent par dizaines de milliers. Songes-tu que des dizaines de milliers de femmes et d’hommes avant toi ont donné leur vie pour cette grande idée, le retour de la Terre dans le système solaire, la grande lumière, la grande chaleur, le bonheur ? Comment peux-tu nous opposer des arguments aussi terre à terre… aussi… sordides ? Oui, sordides. Le professeur Charlster a fait une importante découverte avec ce nœud spatial qui, chaque fois que nous parvenons à pratiquer une ouverture dans ce ciel pourri, la colmate aussitôt. Allons-nous accepter de toujours échouer au dernier moment, je vous le demande, mes amis ?…»
L’homme s’était tourné vers les autres membres du collectif et son regard enflammé allait d’un visage à l’autre, guettait la moindre dérobade pour la fustiger.
« — Jamais nous n’avons connu d’aussi bonnes conditions, une installation aussi performante. Quoi, allons-nous enliser dans le confort, la chaleur, la bonne nourriture, nos forces vives, allons-nous décevoir notre jeunesse, gaspiller un capital moral et scientifique sans précédent ? »
Il se nommait Rigil et Ma Ker, l’ancienne patronne de la colonie, l’avait eu comme élève. Il n’était pas d’un très haut niveau scientifique mais sa foi orthodoxe était connue de tous. Il n’avait jamais faibli dans sa volonté d’un retour à l’ère solaire.
« — Toutes les expériences passées se sont soldées par des échecs désastreux, commença Ann Suba avec lassitude. Des milliers de gens sont morts lors des précédentes résurrections du Soleil. La banquise croulait sous le poids de trains, les montagnes de glace s’éboulaient sur ceux qui habitaient dans des régions élevées. Tout ce que nous avons gagné c’est un renforcement de la haine. Jamais les Rénovateurs n’ont été aussi détestés, chassés. Et on ne peut reprocher à ceux qui pensent autrement que nous, d’avoir tort. Nous avons toujours dit, et il y avait une majorité pour soutenir cette thèse, que le retour vers le Soleil serait progressif, s’étendrait sur une, peut-être deux générations. Trop de hâte sous-entend une fonte désastreuse des glaces, des inondations criminelles, des brouillards qui pendant dix, vingt ans recouvriront le globe terrestre. Le Soleil ne pourra les disperser qu’à la longue. Les gens qui échapperont à la noyade seront perdus dans des mers de brumes épaisses. »
« — Ils auront chaud au moins », cria quelqu’un, et cela fit sourire.
« — Ils auront affaire à une humidité extraordinaire, erreront entre des icebergs énormes, grands comme d’anciens continents, dans un jour cotonneux pire que celui que nous connaissons. Est-ce cela que vous voulez ? »
« — Charlster n’a jamais dit qu’il provoquerait une catastrophe », se rebiffa Rigil.
L’astrophysicien souriait toujours, la regardant se débattre avec des mots, des arguments déjà bien usés. Les membres du collectif ne l’écoutaient pas avec l’attention voulue, la plupart se laissaient impressionner par Rigil, ses yeux flamboyants, son verbe facile.
On avait fini par voter et une majorité se dégagea pour étudier dans quelle mesure on pouvait accorder à Charlster ce qu’il désirait, mais pour éviter la rupture on fixa le chiffre de l’énergie ainsi détournée à deux cinquièmes au lieu de deux tiers. C’était déjà énorme mais Charlster fit la grimace et quitta la salle de réunion.
C’était donc la veille et elle était seule dans son bureau qui donnait sur la vieille plate-forme en bois de l’échafaudage. Elle sortit dans l’air glacé, regarda dans la vallée lugubre où circulaient les trains charbonniers de la Sun Company. Naguère une voie privée reliait la colonie au réseau mais les Tibétains l’avaient en partie démontée pour renforcer leur blocus. Les lamas ne supportaient plus la présence des Rénovateurs, annonçaient que ces impies voulaient ramener le Démon du Feu et détruire les temples accrochés en haut des falaises. Le Démon du Feu c’était, bien sûr, le Soleil.
Dans le temps, ces échafaudages étaient utilisés par les ramasseurs de lichens. Ils prenaient des risques insensés pour cueillir cette misérable végétation qui poussait dans les anfractuosités des falaises, en nourrissaient leurs yaks. Ann Suba les avait vus voltiger d’un étage à l’autre sur des échelles fragiles, courir sur ces passerelles pourries, le bois venant de mines subglaciaires n’avait pas toujours de grandes qualités de solidité.
— Je vous dérange ?
C’était Astyasa le géant barbu, un homme très modéré qui s’était rangé à ses côtés lors du vote de la veille. Lui préconisait d’oublier pour l’instant l’idéologie, de renforcer leur position, de créer toutes les conditions futures pour des recherches scientifiques lentes, sans précipitation, sans risques de commettre d’autres erreurs catastrophiques. Il n’était plus guère écouté.
— Sans le blocus, les esprits seraient moins échauffés, dit-il en se penchant à son tour sur le vide vertigineux. Ils sont exacerbés et dans leur subconscient cherchent à se venger des lamas. Si le Soleil réapparaissait, les temples accrochés rudimentairement en haut des parois verticales seraient balayés par les masses de glace qui se détacheraient des sommets.
— Que faire ? Charlster est un mélange de savant et de charlatan. Nous lui avons offert le plus puissant émetteur d’ultrasons que l’on puisse trouver dans l’Australasienne et peut-être même sur toute la Terre. Nos amis Rénos de China Voksal ont effectué un travail magnifique pour se le procurer. Ils ont réuni des sommes fantastiques pour soudoyer différents services administratifs, détourner des éléments rares.
— Il est insatiable, murmura Astyasa. Bien sûr, ici nous ne risquons rien sur ces hauteurs. Nous verrons apparaître le Soleil dans toute sa gloire en pensant que pour le monde entier c’est la même chose. Nous ignorerons tout des drames qui se joueront sur les banquises et aussi sur les inlandsis…
— Que faut-il faire ?
— Je suis contre toute action violente, dit le géant barbu, mais peut-être serons-nous obligés un jour d’intervenir. Ou alors…
Il se retourna avec méfiance. Mais sur cet échafaudage, dans le vent glacé qui soufflait presque toujours dans cette entaille profonde des montagnes, personne ne pouvait entendre leurs paroles. Il n’en chuchota pas moins :
— Les Tibétains… S’ils se montraient menaçants, nous serions obligés de nous unir pour les combattre.
— Ils ont renoncé à escalader la face sud de notre falaise.
Astucieusement les Rénovateurs avaient reproduit sur les parois les dessins anciens relevés ailleurs et, très religieux, les Tibétains qui construisaient de ce côté des échafaudages pour les envahir avaient brusquement abandonné leurs projets.
— C’est de la politique, fit Astyasa en voyant qu’elle avait un sursaut de protestation.
— Dangereuse pour tous, fit-elle.
— Il faut les provoquer. Ils ne pourront pas nous vaincre. Nous possédons des moyens sophistiqués de les tenir à distance, mais cette guérilla occupera tous ces excités et Charlster se trouvera bien seul avec ses rêves fous.
— Mais comment les provoquer ?
— Liensun doit revenir avec son dirigeable, en plein jour, et il profanera cette falaise en abordant le terrain d’atterrissage par la face sud justement.
— C’est trop. Ils mobiliseront tout le pays et nous aurons en face des centaines de milliers de gens prêts à tout. N’oubliez pas les Rénovateurs installés à Evrest Station.
— Des épaves, des traîne-wagons.
Elle le regarda avec stupeur. Astyasa le non-violent s’était en quelques heures transformé en homme impitoyable. Dans sa haine de Charlster et de ses fanatiques, il était prêt à d’autres folies sanglantes.
Lorsque les Rénovateurs, chassés de la banquise du Pacifique et surtout de la fameuse base Fraternité II installée dans le corps même de la monstrueuse Jelly, amibe recouvrant un territoire d’un million de kilomètres carrés, s’étaient réfugiés dans la petite Compagnie tibétaine, un groupe restreint avait préféré la capitale où ils vivaient misérablement. Ce n’était pas une raison pour les livrer à la vindicte des lamas humiliés.
— Nous pourrions y aller moins fort, dit-elle. Les relations avec Liensun sont inexistantes. L’équipe doit placer des relais radios mais l’installation de leur base doit occuper tout leur temps.
— Il est à craindre qu’ils se coupent totalement de nous, fit Astyasa. Charlster les avait déjà écœurés.
— Nous avons en réserve quelques dirigeables démontés. Ils appartenaient à notre grande flotte de jadis. Pourquoi ne pas en remonter un, l’exhiber ? Les Tibétains voudront en savoir plus et monteront à l’assaut… Je ne voudrais pas qu’il y ait de bataille sanglante. Nous pourrions utiliser d’autres armes… Essayer de réduire la tension à quelques escarmouches, le temps que l’union se reconstruise à nouveau entre les Rénovateurs.
Ils retournèrent dans le bureau d’Ann Suba qui sortit le dossier des dirigeables. Les caisses se trouvaient reléguées dans des cavernes non chauffées et il était à craindre que le matériel n’ait souffert de cet abandon.
— Les filtres à hélium sont à part, dit le géant. Je me souviens même qu’on les a confiés à un groupe… Oh ! je sais, c’est Rigil qui a été chargé de leur conservation… C’est malheureux, car pour les récupérer ce sera difficile. Il faudra ruser.
— Il faut trouver un prétexte pour expliquer la raison qui nous pousse à reconstruire un dirigeable.
— Le blocus. Certaines denrées, des instruments, nous manquent. Nous ne pouvons sortir d’ici que par la voie des airs. Ça, tout le monde le comprendra.
— Oui, mais Rigil va surveiller les opérations de montage. Et l’équipage, qui allons-nous prendre ? Ceux qui restent des navigateurs employés par Liensun ne sont pas fameux…
— Il suffira de faire une apparition pour enfiévrer les Tibétains…, dit Astyasa. Je me charge de cette opération si vous le voulez bien. J’en ai assez de ces fous qui veulent bouleverser notre planète.